Je me
souviens que Patrick Kermann était venu lire à la médiathèque Hermeland
de Saint-Herblain sa pièce The Great
Disaster [tragédie maritime], invité dans le cycle de rencontres Mardi côté cour débuté en 1990 avec la
création de la Bibliothèque théâtrale. C’était le 5 mars 1996.
Écrite en 1992 et
1993, cette pièce, publiée en 1999 chez Lansman n’était pas tout à fait
inédite. En effet, elle avait été sélectionnée par le comité de lecture sur
tapuscrits de Théâtrales-l’Association (qui deviendra Aneth – Aux nouvelles
écritures théâtrales – jusqu’à sa regrettable dissolution en 2011), circulait
donc et Anne-Laure Liégeois projetait de la mettre en scène dès l’année
suivante.
Comme nous
échangions à bâtons rompus après la lecture, peut-être en dînant au restaurant
du lieu unique, scène nationale de Nantes, Patrick me fit part de son nouveau
projet de pièce, également construite sur une polyphonie de voix d’outre-tombe
: « Je veux donner la parole aux habitants d’un cimetière... »
Cela me rappela immédiatement un livre récemment lu, livre-culte aux États-Unis
mais peu repéré en France, à savoir Spoon
River Anthology (1915) d’Edgar Lee Masters. Traduit de l'américain par
Michel Pétris et Kenneth White aux Éditions Champ libre (Gérard Lebovici) en
1976, le volume était alors devenu introuvable* et l’heure n’était pas encore
aux commandes de livres anciens via
Internet. Ce fut comme si j’avais annoncé à Patrick Kermann une catastrophe, un great disaster. Il se montra réellement
désespéré qu’un autre auteur ait traité avant lui l’idée qu’il venait d’avoir
et voulut aussitôt abandonner son projet. Afin qu’il puisse juger en
connaissance de cause, je lui envoyai mon exemplaire de Spoon River – en traduction française – dès le lendemain. Il le
lut, n’oublia pas de me le renvoyer et, finalement, décida qu’il allait quand
même écrire sa pièce sans se laisser écraser par son aîné américain... Ainsi
naquit La Mastication des morts, texte
qui le fit mieux connaître et qui continue à être créé et recréé sur scène, en
même temps qu’il a dépassé les 20 000 exemplaires vendus (ce qui est
peut-être mieux que l’édition française de Spoon
River...)
Pour écrire cette
suite de poèmes libres, Edgar Lee Masters s’était fondé sur des épigrammes de
l'Anthologie grecque qu’il avait lues
quelques années auparavant. Son recueil, iconoclaste à sa façon, mêlant ironie
et humanité, et moquant le puritanisme et le moralisme américains, fait parler
plus de deux cents habitants disparus de Spoon River, village issu de la fusion
imaginaire de Lewistown et de Petersburg, dans l'Illinois. On peut retrouver
dans le ton de ces épitaphes les influences d’Edgar Poe et de Walt Whitman.
* Un exemplaire du livre d’Edgar Lee Masters,
dans sa traduction française, est aujourd’hui vendu d’occasion sur Amazon
456,35 € !
Bernard Bretonnière
pour Émile Lansman, octobre 2015
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RépondreSupprimerAndréas Voutsinas, l'un des pédagogues qui ont compté le plus pour moi, nous faisait travailler des scènes de ce recueil d'épitaphes qu'est Spoon River. C'était passionnant dans une démarche d'acteur, de faire un travail personnel sur la notion de souvenir, laquelle nous faisait passer de notre propre vie à celle de cet être à incarner c'est à dire à créer. Notre propre chair riche d'expérience, de sensations, est la glaise qui va donner corps au personnage.
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